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Marcel Proust de retour chez Gallimard et à l'Herne

Des inédits et un cahier de l'Herne nous remettent en compagnie du maître du temps. On est face à des brouillons qui sont le négatif de son oeuvre comme le négatif de la photo sur son lit de mot prise par Man Ray. Les inédits nous font redécouvrir l'attente du soir, celle du baiser à sa mère. Grand moment de littérature. Quel style ! Plus fort qu'une caméra.


Je suis l’homme qui a vu l’homme qui a vu Proust. Je dois même écrire : les hommes qui l'ont vu. Il s’agit d’Emmanuel Berl. Et de Philippe Soupault. Tous les deux ont vu Proust quand il n’était pas une icône. Au début du XXe siècle, Soupault, enfant, suivait Proust sur les plages de Normandie parce qu’il aimait cet «excentrique» qui se promenait avec une ombrelle pour éviter le soleil. Proust était alors un bel inconnu. Un ami de la famille. Ce fut une rencontre au sommet en fait, entre l’auteur en gestation d’A la recherche du temps perdu avec le futur cofondateur du surréalisme. N’est-ce pas exceptionnel ? Soupault m’a dit qu’il lui a ensuite offert Les Champs magnétiques co-écrit en 1919 avec André Breton. Un soir, Proust est venu en taxi chez Soupault pour lui confier que ce livre était un temps fort de l’Histoire de la littérature. Marcel Proust si souvent seul sur son manuscrit était touché par les deux jeunes poètes unis pour créer un homme à deux têtes comme le dira plus tard Louis Aragon.

Emmanuel Berl m’a dit que Proust avait renoncé à vivre pour se consacrer à la recherche du passé. C’est ce que devraient faire tous les écrivains, les vrais. Dans leur jardin secret, il y a marqué : «Interdit de marcher sur la pelouse». Ils rient, s’amusent mais le meilleur ils se le gardent. Balzac disait quand il quittait ses amis : «Bon tout ça c’est bien beau, mais retournons à la réalité… » Il s’agissait de son manuscrit. Et il avait raison : n’est-il pas mort ? Ses amis aussi… Certains de ses livres, en revanche, eux sont en face de moi.

Berl est allé voir Proust, un parent, pendant la guerre de 14-18. Là aussi rencontre au sommet, entre Proust penché sur sa mémoire et Berl, 20 ans, obsédé par l’oubli. Cela n’a rien à voir. Quand j’ai connu Berl, je lui ai parlé de cette différence. Comme il a vu que je n’étais pas tout à fait idiot, nous sommes devenus amis. Berl ne s’est pas laissé impressionner. Il m’a souvent dit que Proust ne savait pas faire vieillir ses personnages. Il n’a pas osé le lui dire, cependant il lui a tenu tête sur l’amour et la solitude. Proust pensait que nous étions tous des îles encerclées d’eau, et Berl pensait le contraire, que les rencontres étaient un instant de grâce ou pas. Ainsi, il fut ami avec Drieu, Camus et tant d’autres, pas que des gens connus. En vérité, Proust a eu plusieurs amis avec lesquels il communiquait très bien, comme les Daudet. Il parlait d’un point de vue métaphysique. Au quotidien, il vibrait aussi pour l’amitié, par exemple avec Céleste Albaret sa fidèle dame de compagnie.

Les inédits de Proust qui viennent de paraître chez Gallimard sont des brouillons. Des fonds de tiroir, voilà pourquoi Proust et Bernard de Fallois ne les ont pas publiés. De Fallois avait déjà dans sa jeunesse publié Jean Santeuil (1952) et ensuite Contre Sainte-Beuve (1954), très bon titre qui dit l’essentiel : Proust ne voulait pas parler de sa vie privée pour ne sortir de la parole du livre tandis que Sainte-Beuve prétendait qu’il fallait tout connaître d’un écrivain pour bien le cerner. Sainte-Beuve a gagné le combat. De nos jours, les auteurs parlent de leurs aventures sexuelles comme s’il s’agissait d’excursions en bus. Heureusement, la littérature est une forteresse qui ne se laisse pas aborder comme une fille de tristesse. Il faut la mériter. Les deux livres inédits de Proust des années 1950 ont été mis dans l'ordre par le jeune Bernard de Fallois qui a vécu là une double aventure grandiose qui lui a embelli la vie.

De Fallois a fait exprès de ne pas publier les autres inédits de Proust qu’il avait dénichés en 1949 dans les archives qui provenaient du docteur Robert Proust, le frère cadet. De Fallois, qui édita les écrits de Berl que j'avais rassemblés, en 1985, était plein d’humour, facétieux. Je lui avais dit qu’il souriait avec les yeux. Plus que par les lèvres.

Pour lui un écrivain c’est quelqu’un qui avait un univers et qui s’y tenait. Donc : Proust, Pagnol et Simenon. Il s’occupa des trois ! Le reste ? C'était le reste, que le reste. Pas de quoi sauter au plafond.

Il est significatif que le préfacier Jean-Yves Tadié ne cite pas Bernard de Fallois alors que le livre n’existerait pas sans Bernard de Fallois qui détestait les livres avec un lourd appareil critique. Il mettait la barre si haut que le lecteur devait aussi travailler de son côté au lieu qu’on lui mâche le travail. Soupault n’aimait pas non plus les chercheurs qui pinaillent, les fameux spécialistes qui finissent par faire croire qu'ils en savent plus sur l'auteur que l'auteur lui-même ! Il me disait qu’ils cherchaient combien de fois il avait utilisé le mot «lune», et puis il éclatait de rire devant tant de sottises. Les chercheurs sont hermétiques à la poésie. Ils la lisent mais la vivent pas. C'est pour cela qu'il lisent !

Bernard de Fallois a voulu que «Les soixante-quinze feuillets » qu’il conservait soit un livre de lui posthume par ricochet puisqu’il s’agit de manuscrits de Proust qu’il avait lus. Je le vois très bien rapprocher les pages 32 et 126, passage sur le baiser à sa mère : « j’y cherchais des yeux la place où je l’embrasserais ( …) une hostie où je trouverais sa chair et son sang […] je cherchais des yeux sur son beau visage la place que je préférerais embrasser… » et se dire : voilà des brouillons d’A la recherche, des fonds de tiroirs. Et c’est vrai si Proust ne les a pas publiés ce n’est pas pour rien. Aujourd’hui, ces phrases-là seraient dans la corbeille de son ordinateur. Evidemment, les Proustiens se régaleront à lire Les soixante-quinze feuillets toujours plus passionnants que les balivernes des écrivassiers qui font le tapin dans le PAF pour vendre leurs salades avariées. Dommage que l'on ne vende pas les livres avec date de péremption.

Bernard de Fallois était un superbe écrivain qui a préféré s’abstenir, certain de rien apporter de nouveau. Aujourd’hui tout le monde écrit, c’est la démocratisation de la nullité absolue. Cependant quand Bernard de Fallois prenait la plume c’était fulgurant. Il suffit de lire la préface de Contre Sainte-Beuve. Première phrase : «L’œuvre inédite de Proust n’existe pas ». Pan ! Tout est dit. Proust avait dit à Céleste Albaret : « J’ai mis le mot fin. Je peux mourir maintenant ». Des critiques ont écrit que Céleste Albaret devait rester à sa place de «boniche » à la parution de Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont (1973), superbe livre, grand travail d'écriture sur interviews. On retrouve l’admirable gouvernante qui a tant aimé Marcel Proust, une seconde maman, dans le cahier de l’Herne consacré à Proust qui est une sorte d’escalier qui conduit à l’œuvre centrale du génie car nous sommes en face d'un génie du langage. On y apprend que Sergio Leone était proustien comme Visconti et Losey qui voulaient porter à l’écran A la recherche tout comme René Clément. Sergio Leone est un très bon cinéaste qui a longtemps était dans l’ombre de Pasolini et Fellini mais chacun son style, et Leone avait le sien. Il était une fois en Amérique (1984) était son chef d’œuvre mais les producteurs ont massacré le film dont le maître italien voulait qu’il soit le plus long possible pour travailler sur le temps. Les producteurs firent en plus remonter toutes les scènes du film par ordre chronologique. De quoi tuer le cinéaste ! Dégoûté il ne tourne plus et meurt quatre ans après, hanté par ses 30 semaines de tournages. Les ploutocrates de la pellicule nous ont privé d’un film grandiose.

Dans ce cahier comme dans les livres de Proust on se confronte encore et toujours à ce savant mélange d’intelligence et de sensibilité. Lisez Proust, vous y retrouverez vos parents que vous soyez nés dans un château ou un HLM. Et surtout vous apprendrez à mettre des mots sur vos émotions. A la recherche de votre temps perdu.


-Le Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, Marcel Proust. Edition établie par Nathalie Mauriac. Préface de Jean-Yves Tadié. Gallimard, 380 p., 21 €.


-Marcel Proust, Cahier de l'Herne. Dirigé par Jean-Yves Tadié. 304 p., 33 €

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