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Même mort, Céline est plus vivant que les écrivains morts-vivants

Céline est avec Proust et Apollinaire, le troisième génie littéraire du XXe siècle. Ecoutez-le parler. Qui parle comme lui ? Personne. Parce qu'ils ont peur.

Docteur ès-provocation, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) savait que la postérité ne lui tournerait pas le dos. Il avait raison : mort, il est plus présent que les écrivains vivants. Dans ses interviews filmées, on perçoit sa rage d’exister et sa grâce d’expression. Il se heurte à tout et à tout le monde, car les autres lui ont pourri l’existence. C’est un homme en colère. Un Don Quichotte du XXe siècle. Sans masque contre l’opinion générale. Hyper violent avec les mots qu’il dégoupillait tels des grenades, le médecin des pauvres n’aurait pas fait de mal à une mouche. On lui doit d’avoir le mieux raconté les deux guerres mondiales avec son chef d’œuvre «Voyage au bout de la nuit » (1932), pour la Première, et la trilogie allemande «D’un château l’autre » (1957), « Nord » (1960) et « Rigodon » (69), pour la Seconde. Revenu exténué de son exil au Danemark, il a trouvé la force d’aller au bout de ce qu’il avait à dire, faisant sécher ses pages sur une corde à linge, à l’intérieur de sa maison de Meudon. Habillé en guenilles, il se donna corps et âme à ses manuscrits, pour essorer tout ce qu’il pouvait obtenir. Rien ne l’intéressait à part d’écrire à son rythme. Sculptant les phrases comme Rodin le marbre, il lui fallait atteindre le son souhaité. Ceux qui le trouvent trop formel n’écrivent pas à l’oreille. Il n'était pas du genre à aligner quelques pages avant d’aller au cinéma, au restaurant, pour reprendre ensuite son récit trois jours plus tard. Un manuscrit laissé en plan est un manuscrit qui se venge. Céline ne voulait jamais perdre le fluide conducteur.

Voilà pourquoi, parmi les inédits qui ont été retrouvés, le premier publié est souvent du Céline light et même parfois du Céline Canada dry, tant on ne retrouve pas toujours sa verve argotique. D’emblée, on est frappé par la typographie des premières pages de «Guerre»: pas de points d’exclamation, ni de points de suspension. Encore moins de paragraphes désignés. Un texte en chantier. Il s’agit d’un premier jet qui n’a pas eu le temps d’être transformé en pur jus 100 % célinien. Dans ces pages non peaufinées par l’auteur, Céline s’exprime parfois comme tout le monde alors que dans ses livres contrôlés de A à Z il écrit comme personne. On note que l’on a conservé : «je savais pas quoi penser » et « je croyais pas beaucoup » sans rajouter l’adverbe de négation. On a échappé au pire.

Dans «Guerre», on retrouve le maréchal des logis Destouches, blessé en octobre 1914 après trois mois de combat au front. Le livre commence à partir de sa blessure, sans un mot sur le début du conflit. Le soldat Destouches se retrouve seul survivant au milieu de ses camarades réduits à l’état de macchabées. On le conduit à l’hôpital, tout est autobiographique, sous forme de chronique à travers son double Ferdinand. L’imagination de Céline découle du réel. Les pages écrites vingt ans après 1914 ont une odeur de mort qui est partout: «on est puceau de l’horreur comme de la volupté», nous a-t-il alertés. Cette mort qu’il mettait sur la table chaque fois qu’il écrivait. Il y a aussi la présence d’une sexualité sans filtre. Le narrateur dit qu’il a reçu une balle dans la tête. A la vérité, c’est faux. Céline a été blessé au point d’avoir des maux de tête toute sa vie, de persistantes migraines, mais il n’a jamais été atteint par une balle en plein ciboulot. A la fin de la guerre, Céline sera invalide à 75%, mal entendant. L’acouphène l’empêchait de dormir. Dans l’oreille gauche, il entendait parfois un train, et dans les grandes crises, tout un orchestre désaccordé. Ce qui est nuisible pour un musicien du langage....


La suite dans :


-Guerre, L.-F. Céline. Editions des Saints-Pères, 264 p, format 25 x 35. 1000 exemplaires numérotés sous coffret, 160 €.

-Carpe et lapin, mots choisis, François Gibault. Gallimard, 297 p., 21 €.

Exposition « Manuscrits retrouvés » de Céline. Galerie Gallimard. 30-32 rue Gallimard, 75007. Jusqu’au 16 juillet 2022.

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